top of page

CHAPITRE 4 - REVENIR
Retour au Népal - Automne 2022

 
Introduction

​

Le Sam’s vibrait en ce lundi soir. Je marquai un temps d’hésitation au moment de coucher cette première phrase sur le papier de ce cahier acheté dans la torpeur d’un doux après-midi d’automne à Paris, à contempler le temps qui s’écoule dans les feuilles mortes et les sourires complices. Deux jours plus tard, me revoilà au pub où j’avais pris mes fâcheuses habitudes, dans le Katmandou des privilégiés occidentaux, et des locaux qui menaient grand train. Et je perdais mes repères dans le temps, à peine débarqué du vaisseau qui m’emmena de la porte de Vincennes à celle de l’Himalaya.

 

Le Sam’s est l’un de ces bars qu’on garde en tête. Au fond du pas de porte, l’escalier qu’on devine depuis la rue passante monte en marches raides jusqu’à une ouverture en arcade sur la droite, d’où l’on distingue la tenancière derrière son comptoir. 4 ans plus tard, Verena n’avait pas changé. Le temps n’avait pas d’emprise sur cette Autrichienne aux traits figés aux alentours du demi-siècle, dont la silhouette menue et tonique se fondait si bien dans le décor. Après un passage sur la terrasse, je retrouve le tabouret que j’avais laissé avant mon assaut impétueux du Mera Peak.

 

Ma fougue d’alors m’avait jeté au sol, le menton frottant le goudron du parking de la clinique ERA qui répara les dommages de mon péché d’orgueil. L’altitude ne se dompte pas, elle s’apprivoise. Un œdème pulmonaire fut le prix de cette leçon. Je remets les pieds à présent sur cette terre qui me fascine, guidé par une flamme de 1.600 jours qui révèle cette envie  : refaire face au vertige des cimes, changer l’ivresse en conscience. 

​

​

 

18 OCTOBRE 2022 - Katmandou
Long time no see

La première nuit me plonge dans un sommeil long et réparateur. J’émerge à la mi-journée, affrontant l’éternelle épreuve du “Qu’est-ce que je fous là”, lorsque l’inconnu de la page blanche suscite encore plus de questions que d’excitation. Je mets près d’une heure à me donner l’élan de départ qui me portera à travers ce nouveau voyage. Il est déjà presque 14h quand je sors de la chambre. La chaleur est bien moins pesante que dans mes souvenirs, où chaque effort d’après-midi compte triple. Le guide avec qui j’ai discuté la veille pendant mes mo-mos du soir m’avait mis sur la voie: “It’s been freezing cold last week”. Cette année, mon plan est double. Rêver du Mera comme un aboutissement ultime, mais d’abord me mettre en jambes avec un nouveau venu qui me trottait dans la tête depuis longtemps : le Langtang.

​

Avant tout le reste, trois lettres, ERA. Mon dernier souvenir du Népal. Les petites mains de cette clinique m'avaient soigné il y a quatre ans, et je dois les revoir. Au fond d'une impasse bordant Thamel, un grillage ouvert, et un garde à l'entrée. Je ne reconnais pas les lieux. "La nouvelle réception a ouvert l'an dernier", m'expliquent deux jeunes filles au guichet d'accueil, à qui je remets un paquet de macarons et de chocolats achetés avant de décoller de Paris. "You took care of me four years ago. I just wanted to thank you for everything. You probably don't remember me, but i remember you". Mes explications s'étouffent ensuite dans ma gorge nouée. Je m'éclipse.

​

En chemin pour le bureau des permis de treks, je m’arrête à une échoppe minuscule sans devanture. Depuis la rue, on aperçoit dans une fente “Kaki” (tata en népalais) derrière les cocottes à vapeur qui la cachent de la vision des passants. J’y rencontre Yam, porteur et guide, qui me compte sa dernière virée au Langtang avec un groupe de Danois. “Kaka” (tonton), se joint à la causette. Je repars une heure plus tard, bien content de ma découverte et des nouvelles connaissances faites dans le quartier. J’aime bien avoir mes habitudes et mes adresses, ça ne change pas. 300 roupies passent ensuite dans les photos nécessaires à la TIMS, incontournable carte d’identité des trekkeurs, que je n’obtiendrai finalement que demain. Ce mardi, le bureau est fermé pour un jour férié, en l’honneur d’une sommité népalaise décédée récemment. Qu’importe, ma traversée des ruelles grouillantes du bazar d’Assan (mention pour l’étroitissime Masa Galli), m’a donné l’élan pousser jusqu’au temple de Swayambunath, à l’ouest de la vallée.

​

Perché sur sa colline boisée, on distingue le stupa sitôt sorti des veines de l’hypercentre. Je franchis la Bishnumati, rivière qui traverse la ville du nord au sud, puis parviens aux premières marches de Swayambu. Les arbres du Monkey Temple grouillent moins qu’il y a quatre ans. Les singes se font presque rares même si certains font le spectacle, suspendus à une liane ou un drapeau de prière. J’arrive au grand dôme et sa coiffe dorée, sublimés par le soleil du soir. Je n’ai jamais maitrisé le jargon et les subtilités de l’architecture monastique. Nul besoin pour apprécier la beauté du lieu, qui offre une vue plongeante sur la vallée de Katmandou, jusqu’à Patan. J’accomplis mon chemin de retour dans la nuit naissante, à slalomer entre les motos dont les pétarades aigues trahissent les petites cylindrées. Les Triumph locales ont le bruit des Piwi 50cc 3 vitesses que je pilotais pendant mes colos d’ados, ça me donne envie de réessayer d’ailleurs.

Nepal Momos

J’honore mon premier dhal-baat à la terrasse du Northfield, dont la carte aux arrangements très européens n’empêche pas d’assurer les classiques. C’est à cette table que je couche l’introduction qui ouvre ce livret. Il m’aura fallu 24h pour dérouiller la vieille mécanique du récit de voyage, et un jour de plus pour m’y replonger. Un bref passage au Sam’s me fait rencontrer Milad, la trentaine, local de Katmandou, et Dean, 64 ans, ancien pilote de l’US Air Force avec qui on parle gros porteurs C-130 et voyage en solitaire. Je mets le réveil pour la première fois du séjour en prévision du lendemain, où je souhaite régler mon permis de Langtang dans la matinée. 

 

19 OCTOBRE
Vieilles habitudes

Le réveil sonne à 10h, bon compromis pour finir d’encaisser le décalage folklorique de 3h45 qui sépare Népal et France à cette période de l’année. En chemin vers le bureau des permis, je réalise d’ailleurs que je tourne à l’heure indienne (celle de mon escale à Delhi), faute d’avoir ajouté ce si particulier quart d’heure népalais aux aiguilles de ma bonne vieille Seiko Chronograph. Du terminal flambant neuf de l’aéroport aux formulaires de visas ou de treks, beaucoup de choses ont changé ici en 4 ans. Au Nepal Tourism Board, je me retrouve à flasher un QR Code pour remplir les formalités nécessaires à la légendaire TIMS, dont le petit carton vert n’a lui, heureusement, pas changé.

 

Lors du passage au bureau du Langtang, on me parle du poumon vert qu’est le parc, et des pandas roux qui s’y cachent. Peu de chances de tomber dessus au détour d’un chemin, mais savoir leur présence, comme la panthère des neiges au Manaslu, saupoudre le tout d’un piment particulier. La vision de cette carte tamponnée concrétise une envie profonde, embrumée jusqu’alors dans des souvenirs déjà lointains. Je retrouve subitement le frisson des préparatifs, l’excitation saine du voyageur solitaire qui stimule son esprit pour l’amener à “penser à tout”, de la barre énergétique à la paire de chaussettes chaudes et confortables des soirées en refuge, jusqu’au rouleau de papier toilette et au cable USB de la batterie solaire. 

Comme souvent, je ne connais rien ou presque de l’endroit que je m’apprête à arpenter, à part les altitudes et les conditions météo. Cette démarche est à la fois naturelle et délibérée, assumée : c’est  bien cela pour moi, au sens premier, la découverte. 

 

Stupa Swayambunath Kathmandu Katmandou Nepal

20 OCTOBRE Katmandou - Syabrubesi
Au Nord, bien plus au Nord


Le “penser à tout” des veilles de trek a un prix : le cerveau tourne sans vouloir s’arrêter, au point de considérer le sommeil comme activité dispensable. Au lit dès 23h, après un bref appel avec maman, je passe la nuit à maudire ce sommeil qui ne vient pas, mélange d’excitation et restes de décalage horaire n’aidant pas. A 6h30, l’alarme m’expulse de mes premiers songes et je titube, groggy, jusqu’au téléphone, qui lance une très longue journée sur la route. Le taxi prévu à 7h, lui, ne s’est pas pointé. J’embarque avec Ganji, qui lui s’était réveillé, et me mène au terminal des bus locaux. Il n’y a pas de Tourist bus pour le Langtang. Ca annonce la couleur. Avant d’embarquer, un autre trekkeur se pointe, Marco, un Australien de 19 piges face à qui j’embrasse mon statut d’ancien, du haut de mes 31 barres. Ces échanges traduisent ce passage de l’ivresse à la conscience que je mentionnais précédemment. Marco est novice au Népal, et ses questions rappellent subitement tant de vécu, des nuits congelées en lodge aux trajets sans fin en Jeep à travers le Cachemire. Parole de “néo-vieux” typique : je suis bluffé par sa lucidité après même pas deux décennies de vie. J’avais pris la route pour mon premier grand voyage à 23 ans.

​

1020 roupies passent le ticket de bus, qui part rapidement, sur les coups de 7h30, et quitte les faubourgs poussiéreux de Katmandou, vers le Nord-Ouest. La progression est laborieuse, ralentie par les travaux routiers à foison. Au passage d’un guet, le chantier d’un ambitieux tunnel sous le col du Nhagdunga, verrou chaotique et surchargé entre Katmandou et la route de l’ouest. Plus loin, les piliers d’un pont loin d’être achevé. La pause arrive aux abords du Bidur. En contrebas courent les eaux vives de la Trishuli, au bord de laquelle deux pêcheurs s’affairent, canne à la main. Sur l’étal d’un marchand, les “local fish” grillés et rougeoyants d’épices, dont je ne parviens pas à retenir le nom. Au fil des arrêts, les visages changent et s’assombrissent, s’allongent.  Les parures sont font plus vives. Au bout de la route du Langtang, la Chine, et déjà, le Tibet.

 

​

 

"Updated after earthquake"

​

La route alterne entre parties goudronnées et portions défoncées, que notre chauffeur attaque de plus en plus fort avec les heures qui s’écoulent.  Plus séduisant, nous entrons sur les terres du panda roux, porté au firmament de notre culture contemporaine occidentale par les miracles d’Internet, et sujet de toutes les attentions des autorités locales. Plus tard dans la soirée, un guide m’assurera qu’il est possible d’en apercevoir, “si tu as de la chance”. “Tu voyages seul, c’est un avantage. Le panda roux est timide et n’aime pas le bruit”. Le checkpoint se passe sans encombres. Les militaires cherchent des drones qui pourrissent la quiétude de la riche faune du coin. J'apprendrai au retour que les contrôles sont plus poussés dans l'autre sens : la route est un haut-lieu du trafic d'or clandestin entre la Chine et le Népal.

 

La route s’élève jusqu’à Dhunche, avant de replonger vers Syabrubresi, dans un dernier calvaire pour nos arrière-trains, mis au supplice des nids de poule, et des plaies encore visibles du séisme de 2015, qui avait dévasté la région, rayant certains hameaux de la carte. Les trekking maps récentes arborent ainsi une pastille “Updated after earthquake”, donnant une idée des cataclysmes provoqués par la force de la Terre. Enfin arrivés à Syabrubresi, vers 16h, Marco et moi profitons des belles lumières du soir naissant pour explorer les premières mètres du sentier. Un premier pont suspendu surgit dans la végétation luxuriante. Dans le hameau désert sur le chemin de Tiwari, un oiseau à la robe rousse, blanche et noire virevolte devant mes yeux puis s’en va. Demain s’annonce la journée la plus éprouvante du trek, avec un +1100 de dénivelé positif, jusqu’à Lama Hotel. Douce ressemblance avec l’attaque du sanctuaire des Annapurnas et sa montée sèche et brutale vers Chomrong, dont nous rigolons avec le guide installé à côté de moi dans la salle à manger. Ce local d’Helambu semble surpris de cette himalayenne, et s’en amuse avec moi. Pas déplaisant pour l’amour propre.

 

21 OCTOBRE - Trek du Langtang
Syabrubresi (1400m) - Rimche (2400m)

Le grand test 

​

​

Je savais que l’entrée en matière serait corsée, je suis servi. Réveil à 6h30 et départ à 7h40, direction Lama Hotel, du moins sur le papier. Après le pont suspendu repéré la veille, je  prends à gauche, direction Bhanjyiang, droit dans la pente à travers la végétation épaisse. Celle-ci est déroutante la foret de pins sème de massives pommes qui garnissent le sentier bruni par l’humdifité du matin. Signe ou non de la préservation de la région, d’énormes vers de terre pullulent sur l chemin, les oiseaux doivent se régaler ici. En parlant de faune, je passe les premières heures dans le silence absolu à espérer l’apparition du panda roux. Comme la panthère, chances quasi nulles de l’apercevoir, mais savoir sa présence dans ces bois suffit à stimuler l’imaginaire. En approchant de Bhanjying, du raffut dans les branches. Une famille de “Red Monkeys” est de passage. “Red Monkays, not white monkeys” me crie gaiement Mingyu, qui descend vers la vallée à grandes enjambées avec son fils. Au village, je recharge mes gourdes au lodge dont la jeune gérante s’affaire sur son métier à tisser. La montée ombragée est agréable, mais n’en finit plus. Le sentier, qui alterne entre piste forestière et “shortcuts” au milieu des pins, porte encore les stigmates du séisme. Les restes d’une vieille ligne électrique gisent dans ce qui ressemble à un gigantesque glissement de terrain
 

L’escale à Sherpageon et son ginger tea sur la terrasse panoramique du Tibet Eco Lodge s’achèvent avec un problème naissant de sac à dos que je devrai surveiller. Les sangles tirent sur la droite et mes dorsaux, bien plus contractés que de raison. Je rééquilibrerai le tout demain matin. Les gars du lodge me conseillent d’abandonner mon projet de pousser jusqu’à Lama hotel mais d’opter pour Rimche. C’est plus proche, je ne me fais pas prier pour suivre la parole avisée. Dans l’éprouvante descente, où l’on entend le torrent qui rugit en fond de vallée, je fais la connaissance d’un sympathique couple dont l’accent m’interpelle. Le “Yees” néo-zélandais de Shirley et Jeff, longue tige aux tibias marqués et cheveux blancs, provoquent en un souffle la sympathie sincère et naturelle que j’éprouve pour nos chers kiwis. Nous approfondissons les présentations lors d’une délicieuse arrivée à Rimche, où les chambres donnent sur la terrasse de pierre baignée par le doux soleil de la fin d’après-midi. Je réalise alors la spécificité de mon parcours du jour : les groupes défilent, arrivant d’un sentier en contrebas : le chemin “classique” du jour remontait la rivière. Je n’en savais rien, et c’est parfait comme ça. Rimche est le point de convergence des deux voies de montée et nombreux sont les groupes songeant à s’y arrêter pour la nuit. 

 

Langtang
Rimche Langtang Trek

22 OCTOBRE - Trek du Langtang
 Rimche (2400m) - Langtang (3400m) 

La soirée à Rimche avec Jeff et Shirley est un bonheur. L’ancien professeur de physique honore son rôle de vieux sage dans une assemblée bien plus jeune. Un groupe entier s’était formé cercle, autour de lui, assis dans l’herbe fraiche sous le doux soleil de 16h. Une “bande e jeunes”, comme je suis désormais habilité, à les appeler du haut de mon grand âge, découvre les joies du trek au Népal, et boit les paroles de Jeff comme celles d’un oracle. On y parle des changements de la nature, d’éducation, de rapport au temps, un bon moment. Dans la chambre d’à côté s’installe un jeune couple de Savoyards (noms oubliés, désolé) et leur petit Samuel, 8 ans, qui n’a pas l’air d’être un novice dans les sorties en montagne. Il y a autant de modèles d’éducation que de relations parent-enfant, mais celui-ci m’a l’air pas trop mal. L’apport n’est pas tant sur l’instant, encore que Samuel a déjà l’âge de graver de profonds souvenirs des mieux dans sa mémoire d’enfant, mais dans le futur, avec les aptitudes que ce type d’expérience développe dès le jeune âge, dont l’adaptation à l’imprévu et le gout de la vie simple, dépouillée, recentrée sur les essentiels : trouver un refuse pour passer la nuit, écouter les éléments, s’adapter en fonction.

 

Il est question de ce genre de considérations dans mes discussions avec Jeff et Shirley, avec qui je disserte sur les voyages à travers le monde, la montagne, et notre passion commune du vélo. Jeff me raconte ses odyssées à travers l’Europe, Shirley les sentiers du grand-sud néo-zélandais. Il serait temps que j’y retourne d’ailleurs.

 

Mon approche du voyage a cependant sensiblement changé : revenir au Népal était une obligation, un chapitre à conclure. Je ne suis toutefois plus dans l’esprit de la quête du bout du monde. Les années de restriction auront eu ces bienfaits de nous rappeler à nos terres, et nous recentrer sur ses beautés suffisamment proches et remarquables pour ne plus “partir à tout prix”. L’évasion est une quête que j’ai pu mener au printemps sur les routes du Finistère, ou au cœur de l’hiver dans le fond du Queyras. Cet épisode népalais a cette singularité personnelle, qui me le rend incontournable. Mais ce n’est pas crier avec les loups que de vouloir rendre à la distance sa vraie valeur. 

C’est l’esprit de cette lente remontée de la vallée du Langtang. Une journée pleine de bus pour parvenir simplement au point de départ, puis d’intenses et éprouvantes marches, près de 8 heures hier, 7 aujourd’hui. Je me réveille l’esprit encombré par ce dos déjà meurtri. Si c’est comme ça à la fin du premier jour c’est mal barré pour la suite. Le porridge au muesli/ginger Tea passe bien, dans le réfectoire dont les douces chaleurs du poêle à bois se sont évanouies (ont fait long feu, PTDR). Je lève le camp vers 8h40, après avoir réglé la note à la patronne qui me charge de livrer un petit sachet à un lodge de Langtang, ma destination du jour. Les ficelles sont un peu grosses et je me doute de la teneur de la manœuvre (m’envoyer vers un lodge de la famille), mais j’embarque le colis malgré tout en lui glissant sur le ton de la vraie-fausse blague qu’elle me fera un prix sur le chemin du retour. 

Les premiers pas dans la fraicheur humide des matins en forêt sont une délivrance. J'ai bien rééquilibré selon la règle fondamentale (le lourd en bas, le léger en haut), et tou va mieux dans mon dos. Je me passerai sans problème de l’appareil photo plongé dans les abysses de mon Quechua Symbium, qui commence lui à montrer ses premiers signes de fatigue après des années e bons et loyaux services (et de maltraitance).  La couture bordant le zip central a cédé sur deux bons centimètres, il va falloir que je surveille ça. Je rattrape vite les camarades de diner à travers une forêt qui change peu à peu. Le parcours du jour est bien plus régulier que celui de la veille. De Rimche, une brève descente vers Lama Hotel, avant de remonter au fil de l’eau, de rive en rive par une série de ponts parfois suspendus. La veille, aux heures chaudes, l’air embaumait d’effluves sucrées, épaisses comme le miel de châtaigner, puisées d’une végétation récitant sa pleine gamme de senteurs sous le soleil montagnard. 

​

Langtang River
White Monkey Nepal Langur Singe

Ce matin, le petit peuple de la forêt, papillon bleu lagon et chenilles jaune vif, reprend ses droits. Tant pis pour le panda roux, que je traquerai au retour. A mi-chemin, Ghodatabela, 3.000 mètres. Le forêt s’ouvre alors sur les alpages, garnis encore de quelques arbres où j’aperçois les premiers Langurs gris, ou “White monkeys”, célèbres singes tibétains, au visage noir casqué d’une épaisse fourrure blanche. J’ai déjà vu plus du faune sauvage en deux jours au Langtang qu’en une presque décennie de treks successifs au Népal. Pas un hasard. La vallée entretient ses efforts de préservation, même si le virage touristique la force à vivre sur une ligne de crète difficile à tenir. Et oui, les "White Monkeys" vont faire leurs courses dans les champs de patates des paysans locaux. Ici comme ailleurs, la cohabitation ne va pas forcément de soi. Passé Thyangsyapu, la montée vers le village de Langtang, marque l’entrée dans la haute montagne, avec ses signaux physiologiques. L’humidité des bois laisse place à la sécheresse de l’air minéral. Je retrouve les sensations de ces légers maux de gorge, qu’on prendrait pour un début d’angine, mais qui ne sont que la manifestation d’un monde : celui de l’altitude. Sur la gauche, une titanesque cascade crache à la verticale d’une falaise brune un torrent qui rugit à travers un désert de pierres. Plus loin la dernière montée entre de gigantesques blocs de roches, comme un pan de montagne sens dessus dessous. J’apprendrai dans la soirée qu’il s’agissait du glissement de terrain ayant anéanti l’ancien village de Langtang, désormais enseveli sous la  montagne. J’arrive dans le nouveau Langtang, posé dans la haute plaine, faisant face au soleil qui plonge au fond de la vallée. Une fois, le fameux colis suspect déposé au lodge (qui ne valait pas la peine du déplacement), je redescends vers les premières bâtisses, baignées par la lumière du soir. De l’autre côté de la procession de pavés sur laquelle les marcheurs pénètrent dans Langtang, des yaks paissent tranquillement, sous l’œil d’un imposant stupa gardant l’entrée du village. 

23 OCTOBRE - Trek du Langtang
 Langtang-Kyanji-Kyanji Ri (4400)-Kyanji  

Soirée française au Choomo Valais Lodge, avec Ondine Colombe et leur mère Anne, rencontrées en chemin. Depuis le départ, je me tire au régime strict Ginger Tea – Garlic Soup Dhal Bat, qui semble bien me réussir jusque-là. Pas d’exception dans cette salle à manger perchée au dernier étage du lodge, avec la vue sur toute la vallée en contrebas. Nouveau problème à résoudre : la déchirure le long du sac semble grandir à chaque mouvement. Il faudra que je regarde ça demain matin. D’ici là, je prends le temps, bien installé dans mon lit, d’écrire un récit de la journée qui n’en finit pas. Tout va bien, les conditions s’y prêtent, donc autant y aller gaiement.

 

Au réveil, je m’envoie le Porridge/Muesli/Ginger Tea réglementaire avant de gamberger face à mon sav : il va falloir recoudre ça au plus vite. Je le vide et remplir trois fois avant d’aller quérir de l’assistance. “Tu veux que je te le recouse ?”, me lâche naturellement Colombe. Et me reviennent en tête les présentations de la veille, autour d’un Ginger Tea en chemin vers Langtang, où elle m’avait évoqué son quotidien de... costumière de théâtre. C’est la première fois qu’un souci de ce genre se présente à moi, et je tombe sans doute sur l’une des personnes les plus qualifiées de toute la vallée du Langtang à l’instant T pour faire de ce tracas majeur en devenir une simple anecdote. “t'aurais pas un bout de tissu à sacrifier?” me demande t-elle. Une pochette extérieure de mon sac à tout faire y passe, et le miracle s’opère. J’observe comme un gamin ses gestes précis et rapides, la réparation ne prend qu’une dizaine de minutes. C’est con à dire, mais j’admire le résultat final avec émotion. Ces points de de fil vert sont mon laisser-passer pour la poursuite de ce que je suis venu chercher. A quoi ça tient un voyage ?

 

La marche vers Kyanji est régulière, sans encombres. Une fois passé un petit raidard à la sortie de Langtang, d’interminables murs de pierre Mani, puis une haute-plaine dégagée. Au fond surgit une muraille blanche avec en son centre la pointe immaculée du Gangchempo, pas le plus haut mais de loin le plus élégant. La perfection de ses orgues de neige, qui tombent depuis sa cime qui parait piquer le ciel, lui donne des allures d’Alpamayo, sommet légendaire des Andes. 

 

20221023_085303.jpg
20221023_112803_edited.jpg

Derrière une dernière montée, le village de Kyanji, déjà après trois heures de marche. Je suis aussitôt accueilli (le mot est gentil) par l’armée de gérants de lodge, qui tentent de remplir leurs imposantes bâtisses qui sonnent pour la plupart creux. Je finis par accéder aux avances de la patronne de la “Lovely Guest House”, pas le meilleur choix sans doute, mais ça fera l’affaire. Je récupère la chambre du dernier étage, chauffée par le beau soleil de l’après-midi. Le sac posé, je fais un tour dans le dédale qu’est le nouveau village de Kyanji, criblé de lodges à trois étages, et de très intéressantes “bakeries” aux tartes aux pommes très prometteuses. Je fais escale à l’une d’entre elles, sans doute convaincu par les deux poules gambadant autour des tables. Je suis rejoint un quart d’heure plus tard par la famille des anges-gardiens de mon sac, qui a aussi dû suivre les doux effluves de cannelle. Avant le dessert, je déguste une tout bonnement prodigieuse soupe à l’ail, la meilleure depuis le début  du trek. On tombe ensuite Apple Pie et tarte frangipane aux amandes, pas forcément le plus local des produits, mais fort réconfortant. Depuis notre table, j’observe le Kyanji Ri, qui se dresse au dessus du village. Un sentier trace droit dans la pente au milieu des buissons séchés. Une heure plus tard, je le grimpe péniblement, dans les tourbillons de poussière soulevée par le vent glacial. 

20221023_114409.jpg
20221022_152537.jpg

Le mal de tête “habituel” quand on approche les 4.000 mètres s’accompagne ici par moment d’une bise d’un vent de sable qui met les yeux au supplice. Les doses de collyre garnissant la trousse de soins concoctée avec amour par maman vont bien servir ici. Après 1h30 de lutte contre la pente typiquement népalaise, je parviens aux drapeaux de prière qui ornent le sommet de Kyanji Ri. Le sentier court ensuite le long de la crète et continue de s’élever jusqu’à un second sommet. Quelques courageux ont poussé l’effort, pas moi, c’est assez pour aujourd’hui. C’est la marche typique d’acclimatation, un grand tout droit dans la pente poussiéreuse, un peu comme le N’garshar, sur les hauteurs de Dingboche, en chemin vers le camp de base de l’Everest. Le Tsergo Ri, objectif de demain, domine le Kyanji Ri. Ses quasi 5000 mètres lui donnent le privilège d’une cime bien enneigée, qui promet un final assez technique. Le soir, je trouve (c’est inespéré) le couple de Savoyards et leur petit Samuel, rencontrés à Rimche, et qui me sauvent d’un dîner en solitaire dans ce lodge que je pensais vide. Florent me raconte sa ferme retapée en huit ans, Margaux leur passion de la montagne et Samuel son face-à-face avec un yak dans la nuit. 

Être seul face à mes choix, avec le poids de ma dernière expérience népalaise, me fait hésiter sur l’attaque du Tsergo Ri dès demain. Ces doutes sont dissipés au coucher. La tête va bien, le sac est prêt, on y va. 

24 OCTOBRE - Trek du Langtang
Kyanji – Tsergo Ri (4985m) - Kyanji  

Les retrouvailles

 

Ma meilleure nuit depuis l’arrivée au Népal ne pouvait pas mieux tomber. Je me réveille tranquillement avec le soleil, vers 6h15. Départ une heure pus tard, avec un sac allégé du non-nécessaire laissé au lodge. L’approche du Tsergo Ri se fait en remontant la vallée, sur ses contreforts peuplés de yaks, ma seule compagnie du matin. L’ascension commence au passage d’un torrent séparant Kyanji Ri et Tsergo Ri. La pente est comme d’habitude : forte dès le départ, et durera près de 4h30 d’ascension. Une crète interminable me sépare d’un plateau où la pierre remplace l’herbe grillée par le froid. Le rocher que je me suis fixé comme objectif n’avance pas. Chaque pas est une lutte dont je sors frustré, face à la bande de poussière qui semble zigzaguer à l’infini. L’heure tourne, et dans une énième montée dans un pierrier massif, j’aperçois les drapeaux  flottant au sommet du Tsergo Ri se dessiner avec plus de détails. Cette vision me donne un sursaut, que le marcheur solitaire que je suis n’espérait plus. Dans la moraine épuisante qui précède la dernière arête vers le sommet, je me voyais déjà rebrousser chemin, me disant qu’après tout, j’aurais essayé aujourd’hui, et je remettrai le couvert demain. Mais l’effort est trop long, harassant, pour penser le reproduire après un échec. 

20221024_072345.jpg

C’est l’une des difficultés de la montagne en solo : trouver le ressort, dans l’esprit las ne montre plus la voie à un corps fourbu. Haletant et grognant de labeur, je croise le regard d’un gars à la barbe blanche, à peu près mon âge, qui me lance un “You got this, bro. Come on”. Sous le coup de la fatigue et la lucidité troublée, cette phrase me serre la gorge, sûrement de manière assez ridicule pour un œil extérieur. A l’approche d’une cime, un esprit spontané de camaraderie émerge. Ce n’est plus le “Hello” ou “Namaste” contractuel lâché à ceux qui nous croisent plus bas. Ici, on ne dit plus bonjour, on souhaite la réussite, la victoire collégiale, loin des chronomètres. Ce rapport au sommet, quand il ne relève pas de courses lucratives à l’exploit, est l’un de ces rares terrains où l’on ne gagne pas au dépens d’un autre. On ne cherche pas à vaincre autrui, ni la montagne, -celle-ci en a vu d’autres-, mais à se dompter soi-même, s’élever, dans tous les sens. 

Les 300 derniers mètres, mêlant roche, neige et glace, sont une ultime épreuve aux saveurs contrastées. D’un côté, la joie du jeu retrouvé avec la glace et l’escalade, lorsque mes bâtons raccourcis au minimum me servent désormais de piolets pour avancer, les mains gantées arrimées à la roche. De l’autre, la progression laborieuse, dans une dernière longueur qui elle non plus n’en finit pas. Vers 11h45, le sommet, enfin. Les nerfs lâchent. Je jette mon sac au pied des drapeaux et me laisse tomber à genoux, collant mon front à la neige sans trop y avoir réfléchi.

​

Ce sommet est un apaisement. Avec l’altitude, qui avait rejeté avec force mes certitudes présomptueuses, avec moi-même, qui ne cessais de penser à ce retour face aux éléments. Le moi des années d’avant aurait vu avec insatisfaction ce Tsergo Ri de “même pas” 5000 mètres. A cet instant, je le vis comme un accomplissement bien supérieur aux chiffres, qui questionne mon obstination pour cet absolu des 6.000 mètres. Cette barrière m’attire, oui. Mais je le constate ici encore : la montagne fait mal, l’altitude fait planer une menace, des doutes, et qu’il y a un sens à y faire face en groupe. Je vois ainsi cette zone des 5.000 comme ma limite en tant que montagnard solitaire, et plus j’y pense, plus elle me convient. 

20221024_121427_edited.jpg

Dans la descente enneigée un groupe de Népalais a choisi la solution de la ligne droite, à coups de grandes glissades sur le cul. Je les imite avec entrain, testant au passage la bonne résistance de mon pantalon acheté avant de partir. La marche de retour est, là encore, interminable. Pendant une pause sur un plateau, à l’abri du vent derrière un muret de pierres, j’observe deux gros choucas se livrer à un combat aérien façon Top Gun pour l’attribution d’un morceau de sandwich. La bise de l’après-midi s’est levée, et projette par grandes bourrasques des nuages de poussière dans mes yeux, que je peine à garder ouverts.

 

Ces derniers captent toutefois la toile grandiose et terrifiante qui s’étend sur le versant d’en face : des langues de roches déchiquetées, qui tombent d’une montagne littéralement mise en morceau par les forces de la Terre. Je n’ai pu en avoir la confirmation, mais tout laisse à penser que ce désastre titanesque remonte au séisme de 2015, dont les traces sont visibles partout, dès qu’on laisse courir ses yeux sur le désert minéral qui nous entoure. Je parviens à la vallée vers 15h. Au loin, une avalanche tombe à pic du Langtang Torung, le 7000 mètres du coin. Bien que venant de plusieurs kilomètres à l’ouest, quelques cristaux de neige portés par le vent me fouettent le visage, comme les lanières de mon sac qui ont décidé de me gifler le bas des joues.

A mon arrivée à Kyanji, je change mes affaires de lodge et m’installe pour la nuit dans une chambre austère du Summit Guest House. Dans la dining room au deuxième étage, je fais connaissance avec Ann et Jim, deux retraités californiens au Nepali impeccable, que me content leurs vies dans le Népal rural des années 80, et Berndt, un joyeux Allemand, la cinquantaine, parti explorer seul les hauteurs du Langtang pendant que sa compagne l’attend plus bas dans la vallée. 

Malgré ce diner fort sympathique, le retour à la chambre Est-ce que l’on peut qualifier de bon vieux coup de mou. Le mal de tête est revenu, la température glaciale et pour la première fois du séjour, mon dhal-bat a pris la voie rapide vers la salle d’eau (elle aussi glaciale). Le déshydratation due aux efforts du jour n’y est sans doute pas pour rien. Au-delà de ces désagréments assez relatifs, je suis happé le vide du “Et maintenant?”. Ce que je pourrais appeler blues du sommet, ou de la page tournée. 

25 OCTOBRE - Trek du Langtang
 Kyanji-Rimche 

Plongeon euphorique

​

La nuit est froide, aux limites supportables de mon sac de couchage. Un mauvais dilemme règne dans ces situations. L’altitude t’enjoint à l’hydratation, mais sortir du duvet pour aller pisser au bout du couloir congelé est bien le dernier de tes souhaits. Au matin, je me réveille encore groggy d’un sommeil intermittent, à l’heure (8h) où la plupart des occupants ont déjà déguerpi, avant l’aube, à l’assaut du Tsergo Ri. Mon esprit est embrumé, je le sais, et l’incertitude règne quant à mes ambitions du jour. Je vais redescendre, oui, mais non mon état de forme de l’instant ni mon genou droit qui siffle ne m’incitent à l’ambition démesurée. Je ne tombe que la moitié de mon porridge/muesli avant d’aller refaire mon sac une énième fois.  Tout est désordre, le sac des affaires chaudes n’est plus qu’un dépotoir, les pistaches trainent avec la crème solaire, seule la pochette jaune qui sert de sac à linge sale joue son rôle consciencieusement, et gonfle de jour en jour. Je n’ai que peu bu cette nuit, l’eau de la thermos est glaciale, et je voulais pas geler un estomac dans un état déjà précaire.

 

Je lève donc le camp (après avoir oublié une énième fois mes bâtons) sans savoir vraiment où je finirai. Le froid sec permet de garder la veste, ce qui est appréciable, et je comprends vite que la journée va être agréable. Le grand faux-plat descendant vers Langtang défile à grande vitesse. Je prends le temps de dire au revoir à Nortse, qui m’avait servi le dhal-bat à Kyanji, et qui gère sa tea-house pendant la journée à quelques kilomètres en contrebas. Deux heures durant, je ne cesse de croiser les “camarades de colo” éparpillés sur le parcours. Le groupe d’Espagnols n’est jamais bien loin, Jim et Anne, eux, descendent péniblement, pas autant que cette dame allongée à l’ombre d’un lodge, masque à oxygène sur la bouche, qui subit les effets de l’altitude. A l’approche de Langtang, je croise deux visages familiers, Jeff et Shirley, forcés à l’escale prolongée pour tracas digestifs. Avant de repartir, je prends leur contact, je serai heureux d’avoir de leurs nouvelles. Le village de Langtang me parait bien plus petit qu’à la montée. Juste le temps de récupérer les cartes de visite du lofge de l’aller et me revoilà en marche. Je me suis fixé comme premier objecrif la lisière de la foret, à 3000m. Je l’atteins aux alentours de 12h30, après un ginger Tea chez une dame vendant viande de yak et Sea Buckthorn Juice, nectar succulent d’une baie jaune qui pousse sur des arbustes aux longues épines, et dont la cueillette s’avère plus que technique (du jus d'argousier, après enquête).. Elle me raconte son lodge, construit après le séisme, et sa vie passée à Langtang, qui s’écrit désormais sans son mari et deux de ses fils, tués dans le cataclysme. Trouver les mots adéquats avec la barrière de la langue est impossible. J’essaye donc d’exprimer ce que je peux par le regard, à défaut de plus. La comparaison des existences est pénible dans ces moments là. 

20221025_195257.jpg

J’entre dans la forêt, ce nouveau monde où renaissent les chants des oiseaux, par les râles austères des corbeaux mais les mélodies complexes qui donnent aux bosquets un air enchanteur. Une dernière clairière, et puis la plongée vers Riverside et sa plage de galets qui borde une rivière aux flots calmés pour quelques mètres par la largeur de son lit XXL. Le retour dans la forêt est celui de la vie qui revient, et captive les sens. Le bruissement des oiseaux dans les feuilles, l’odeur âcre de la terre humide (qui doit donner de sacrés champignons dans le coin), l’air soudainement plus clément avec les yeux qui retrouvent un peu de leur fluide après l’aridité. Mes derniers kilomètres vers Rimche se font dans le soir naissant, le long d’un sentier désert d’humains et rendu à la faune. Une espèce d’oiseau, au ventre d’or, robe terre et bout des plumes blanc, pullule ici. Une dizaine d’entre eux me précèdent, volant d’arbre en arbre. Un gros écureuil escalade un rocher et me suit, nerveux. A Rimche, je retourne au lodge de l’aller, plein cette fois. Je rebrousse alors chemin vers le “Moonlight”, tenu par une Tibétaine aux traits marqués. Cette veuve victime du séisme tient son lodge sans son mari tué en 2015, son fils l’assiste quelques jours durant, pendant les vacances scolaires.

 

Sur la terrasse dégagée donnant sur l’autre versant couvert de jungle, deux gars de mon âge, avec qui j’entame la conversation en anglais avant de comprendre qu’on est compatriotes. Flo et Alex, sont au cœur d’un trek au long cours, débuté dans les faubourgs de Katmandou. Alex, Nantais de son Etat (et ultra canari) est embarqué dans une odyssée entamée à vélo depuis la France, et fait au Népal une escale pédestre. Urbaniste puis éditeur de logiciels, il est parti en avril, traversant les Balkans puis la Turquie au cœur de l’été avant d’explorer l’Asie centrale, dont il me conte les merveilles. “L’Ouzbékistan, c’est les gens. T’as juste à attendre que quelque chose arrive, et ça arrive”, me résume t-il, évoquant ses invitations de dernière minute à un mariage ou une fête de circoncision. Du désert kazakh à la rigueur des montagnes kirghizes, ses récits sont un régal. Je tombe aussi par hasard sur l’épouse de Berndt, le sympathique Allemand rencontré à Kyanji, et qui aux dernières nouvelles a bien réussi son Tsergo Ri. Le poêle à bois ne marche pas, nous dinons donc dans la cuisine, observant en bons élèves attentifs la préparation du repas, sur une élégantes maçonnerie abritant le foyer. C’est la première fois qu’une hôte nous accorde ce privilège, d’habitude réservé aux locaux, guides et porteurs. Demain, je retrouverai la civilisation et SyabruBesi, après une dernière plongée de 2400 à 1400m. Mon genou droit siffle fort, ma hanche gauche aussi. Les efforts pèsent, les années aussi. Avec la saveur d’une vie qui vaut la peine d’être vécue. 

26 OCTOBRE - Trek du Langtang
Rimche – Syabru Besi 

Je finis ce trek par un inédit. A l’aller, j’avais affronté le grand sentier dans la montagne, par l’escarpé passage de SherpaGaon. Cette fois, je suis l’itinéraire “classique” suivant la rivière aux rapides rugissants, peu avant Bambou, niché dans la forêt de … bref. Pause Ginger Tea sur une terrasse en balcon surplombant le torrent en furie. Je prends mon temps, car si je ne connais pas la gueule du parcours, je sais que le retour sera rapide. Dans la jungle, où de spectaculaires toiles d’araignées noires et vertes sont tissées au-dessus de nos têtes, je retrouve le “youngster” Marco et son acolyte allemand Johannes, qui dévalent les derniers hectomètres à grande vitesse. Passé le chantier du grand barrage en construction, le sentier s’achève sur une route poussiéreuse, avant un dernier escalier vers le pont suspendu menant à l’ancien village de Syabru Besi, qui abrite un camp de réfugiés tibétains. Je rejoins le même lodge que j’avais quitté une semaine plus tôt. L’ambiance est très calme. On m’apprend rapidement que j’arrive en pleine fête du Tihra (qui dure cinq jours, ils aiment jouer les rallonges ici) et que certaines festivités sont au programme. C’est l’épilogue de la fête des Lumières, qui vaut à la plupart des maisons d’être ornées de guirlandes aux mille couleurs. Orh et Guy, deux Israéliens rencontrés à l’aller, sont déjà sur l’étude du retour à Katmandou. “Apparently, there’s no bus tomorrow” me lâche Guy. Quelques minutes plus tard, un jeune adulte au teint sombre et longs cheveux lisses déboule avec une imposante enceinte et micro sans fil, accompagné d’une joyeuse bande qui finissent de me confirmer la tendance : c’est la fête au village, et les bus attendront. Deux Hollandais, père et fils, me proposent ensuite de partager les frais d’une jeep réservée pour demain matin, mais parce qu’ils ont un emploi du temps serré, pas moi. “Ils ont la montre, j’ai le temps”, dirait le proverbe bien trop usité. 

20221026_120131.jpg
20221026_170419.jpg

L’idée d’être “coincé” dans le dernier village tibétain avant la frontière chinoise me plait, tout m’appelle à rester. Lors d’un long voyage en Patagonie, j’avais écrit sur le danger de l’immobilité, quand l’oisiveté coupable peut transformer un peu paradis en prison. J’étais alors resté une journée de plus dans un campement aux sources d’eau chaude, persuadé que j’y passerai du bon temps. En une matinée, le site s’était vidé et je m’étais retrouvé seul, à me morfondre et maudire mon choix sachant que je n’avais plus rien à faire ici. A Syabru Besi, la donne est différente. Je suis éreinté, le corps siffle, et je ne dis même pas ça pour me donner bonne conscience. La terrasse du lodge donne sur une impasse poussiéreuse où jouent les enfants des maisons voisines. C’est un village dans le village, dont les habitants voguent tranquillement de logis en logis, toutes portes ouvertes et dont les encadrements fleuris rappellent les festivités en cours. Je suis au contact direct de la vie quotidienne d’un village tibétain qui se retrouve pour les fêtes, il y a decorum plus banal pour une journée de repos. Je n’avais pas de plan, le calendrier népalais m’en offre un, avec les animations qui vont avec.

 

Pendant que les ados dansent, en tenues traditionnelles pour les filles, urbaines pour les garçons, je converse avec Nirmala, une jeune de la “bande”, qui finit son lycée à Katmandou. Son niveau d’anglais, très bon, est une tendance globale dans le Langtang, ce qui facilite bien des choses. Au bout de l’impasse, un passage raide mène vers la rue centrale, une vingtaine de mètres au dessus. Le groupe continue sa tournée du village, avec ses célébrations incantatoires du “Doi Chu Ré” répété à l’infini à la gloire de cette fête hindouiste, où les sœurs bénissent les frères lors du “Bhai Tika”. A quelques mètres, une dame devant son échoppe, avec une caisse de bouteilles d’eau minérale remplies de liquide jaunatre. C’est la station-service de Syabru Besi, où vient s’approvisionner un motard qui remplir le réservoir de sa Royal Enfield avant d’entamer la périlleuse route vers le Sud. S’il existe des “bouts du monde”, Syabru Besi est assurément l’un d’entre eux. Le dernier espace d’expression tibétaine avant le rideau de fer chinois, imperméable aux personnes, qui laisse toutefois filtrer les marchandises. Business is business. A la nuit tombante, les gamins se rassemblent et vont faire sauter leurs pétards petit calibre dans la grande étendue herbeuse à la sortie du hameau. Beaucoup n’explosent pas. Foutu Made in China. 

20221026_143242.jpg
20221026_165650.jpg

27 OCTOBRE - Trek du Langtang
Syabru Besi - Fête du Tihra 

Biru

​

Nuit longue, complète, et réparatrice. Jamais je n’aurais pu affronter avec force l’épreuve du bus du retour à Katmandou aujourd’hui. C’est donc jour férié, et en effet, tous les commerces sont fermés. Mais si les rideaux de fer sont baissés, tout le village s’active dans l’intimité des foyers. Sur le pas de porte de la maison d’à côté, une jeune fille tresse la chevelure de sa sœur, parée d’une tunique blanc et or. Un père de famille, l’air sévère, passe costume sur le dos, et ceinture à la main. De larges plateaux de piments sèchent au soleil après la récolte de ce début d’automne. Leur rouge flamboyant ajoute un ton de plus au festival de cœurs solaires, dominé par l’orange des guirlandes et des colliers qui garnissent bientôt les nuques des plus jeunes. Au cœur de l’effervescence qui a gagné le village, Biru ne semble pas s’affairer plus que ça. En claquettes et débardeur, le quarantenaire aux traits encore juvéniles fait comme moi : les cent pas. Assis sur un muret, il m’appelle à rejoindre la conversation, bien sympathique dès les premiers mots. Biru occupe l’une des maisons en contrebas de la rue, à laquelle on accède par un escalier en pierre qui donne sur un jardin potager luxuriant, perché en balcon au dessus de la rivière.

 

 

A hauteur de tête (la mienne), les entrailles d’une chèvre sèchent sur une corde à linge, pendant qu’il m’invite dans son antre pour un café. Dans le salon sombre aux plafonds bas, un drapeau tibétain orne le mur qui nous fait face. Biru, ou Ngawang Namgyal, est un ancien moine bouddhiste, cloitré neuf ans durant au temple de Swayambunath, le fameux “Monkey Temple” de l’ouest de Katmandou, où je me rends (dois-je dire “religieusement”?) à chaque escapade népalaise. Il est du peuple Tamang, les “cavaliers des montagnes”, qui habite ces hautes-terres tibétaines. Il m’apprend les liens qui les unissent avec les Sher-Pas, “peuple de l’est”, au sein d’une Nation sans Etat, entre la grande lessiveuse autoritaire chinoise, et royaume du Népal. L’influence du Tibet est “religieuse, pas politique”, regrette Biru, m’expliquant ses activités avec les grands Lamas. Entre deux joints de ganja, il me détaille ensuite son activité de guide indépendant, détaché des agences qui se sucrent bien trop pour des treks très accessibles. Nul doute que nous garderons contact. “Tu reviens quand tu veux. La maison est ouverte même quand je ne suis pas là. T’auras toujours le potager et un lit à disposition”. Face à ces rencontres, je vois la ligne directrice (ou conductrice?) de mes différents voyages népalais évoluer avec le temps. Dans mon tout premier carnet, il y a huit ans, j’avais insisté sur la découverte géographique comme ma priorité d’alors. Je repoussai à plus tard la dimension humaine, qui viendrait dans un second temps. Celui-ci est arrivé, sans se presser. 

20221027_121821.jpg
IMG_6646.jpg

28 OCTOBRE - Retour à Katmandou

Passé un village, le bus s'arrête brutalement . Une habitude dans le cours tumultueux de ces trajets, dictés par les mains levés des riverains en bord de route et les livraisons en tous genres, cages à poules ou sac de riz, qui se trouvent une place quelque part entre le toit et le couloir. Mais cette fois, ls locaux se lèvent, parlementent avec le chauffeur, qui semble lui aussi faire le point avec son collège en sens inverse. "Il y a eu un accident", glisse un guide à un couple installé juste devant moi. Le bus s'arrête, et la foule des bloqués descend la route , attirée par l a rumeur. Après une pile de briques rouges amochées sur le bas côté git un camion, couché sur la chaussée. Echoué sur son flanc gauche, l'engin fait admirer ses entrailles pendant que de très jeunes bleus en uniforme constatent les dégâts. 

IMG_6674.jpg
IMG_6678.jpg

​

Sur la carte, l'unique axe nous sortant des hauteurs du Langtang vers la vallée de la Trishuli , puis les contreforts de Katmandou, est désormais bloqué. Sur le terrain,  nous repartons dix minutes plus tard par une piste empierrée qui ne verrait passer sous nos contrées quelques téméraires conducteurs de 4x4. Un convoi de bus rustiques, dont le nôtre, y défile, sous l'œil amusé des riverains pas vraiment troublés par le cortège, qui progresse dans la poussière épaisse. Perché sur le bus qui nous précède, un jeune à la chemise ocre joue à l'équilibriste, trompant le vide et les branches d'arbre. Il veille sur la cargaison chargée sur le toit. Il sera mon modèle photo une bonne heure durant, lui dans ses acrobaties aériennes, moi collé contre le fenestron tout juste entre-ouvert pour contenir les volutes de sable en dehors de l'habitacle surchauffé par le soleil de midi.

Nous retrouvons finalement la route principale peu avant Betrawati Bazaar. Les heures filent, laborieuses, jusqu'au dernier col avant Katmandou, dans lequel un camion semble avoir rendu l'âme, le capot ouvert et moteur fumant. Puis enfin, la grande ligne droite après Changradiri, dans laquelle le bus s'arrête à nouveau. Pas d'autres passagers en vue, mais des agents en uniforme, visiblement remontés contre notre chauffeur. Le ton monte, au point que la policière à képi local ordonne l'évacuation du bus. Terminus, tout le monde descend, quand même. Mon voisin, un Espagnol bien routard d'une quarantaine d'années me propose aussitôt de partager un taxi pour achever l'odyssée ver Thamel. Laral s'occupe d'"Ortse" ("merci" en tibétain) une ONG qui aide à l'entretien et la rénovation de l'habitat traditionnel tibétain, avec quelques écoles rebâties dans le Langtang. Il connait bien  le coin et d'ailleurs a négocié le prix de la course en Nepali. "Le problème actuel avec les chauffeurs de bus, c'est la consommation de crack", me lâche t-il avec détachement. "Je crèche  dans les lodges pour locaux, je les vois s'enfermer le soir", poursuit-il pendant que nous arrivons à Chettrapati, où nos chemins se séparent. Laral, une source de qualité. 

29 et 30 OCTOBRE - De Katmandou à Pokhara

Le retour à ma base du Seasons se fait sans encombres. J'hérite d'une chambre moins isolée de la rue, mais tout aussi confortable, où je m'adonne à l'incontournable tri des affaires post-trek (tou au sale, dans le doute). Tempura de légumes et dhalbaat, pour changer, au Northfield et Gorkha au Sam's où je fais la connaissance d'Aarjus, un jeune guide de mon âge au discours plein d'entrain, qui me parle de ses projets d'Everest. "Si tu l'as pas fait, t'as rien fait" m'assure t-il au sujet de la condition de chef d'expé au Népal. Vrai, mais triste. Plusieurs voix distinctes m'ont ainsi parlé de Netflix et des réseaux sociaux, qui poussent un nouveau public les montagnes. Quitte à en zapper les approches, j'y reviendrai sûrement plus tard.

 

La "transition" du lendemain est classique, entre petit déjeuner tardif, réservation du bus pour Pokhara le lendemain, et lessive pour 500 roupies. A l'apéro du soir, je m'aventure dans un face-à-face avec une assiette de Mustang Aloo, pommes de terre sautées du coin dont l'alliage d'épices m'embrase la gueule au soleil couchant sur le toit terrasse du Czech Pub. Demain, Pokhara, que je m'apprête à retrouver huit ans plus tard. Je compte y passer du temps. Mon corps a besoin de repos, et ma tête en a envie. 

31 Octobre au 6 Novembre - Pokhara

Plus d'une semaine à rattraper Le récit sera sans doute incomplet tant les journées ont défilé dan la paisible Pokhara, que j'ai fini par rallier à l'issue d'un odyssée (le mot n'est pas de trop) de plus de dix heures dans un bus pourtant étiqueté comme "Tourist", qui s'est péniblement frayé un passage entre les glissements de terrain, les accidents et les 190km de route défoncée qui relient les deux grandes villes du pays Partout sur le parcours, des travaux de terrassement entamées, qui éventrent la montagne et font jaillir des tonnes poussière, qui blanchit tout, végétations, véhicules, habitations, humains. Nulle part en revanche l'ombre d'une bétonnière ou de la concrétisation d'une chaussée à peu près praticable. Pour un axe "vital" comme celui-ci le constat est terrible.

 

Si l'on peut comprendre les difficultés  de Katmandou qui se fait par une route à flanc de montagne exposée aux glissements de terrain et aux ravages annuels de la mousson, on comprend moins l'état calamiteux de la 2e section en approche de Pokhara, qui traverse pourtant un terrain globalement plat et moins soumis aux caprices des cieux. les lignes droites, en apparence goudronnées, ne sont que pistes aux milliers d'ornières, qui mettent véhicules et passagers au supplice. Seul réconfort, les cimes du massif du Manaslu, qui surgissent bientôt sur notre droite. Nous parvenons à la gare routière de Lakeside Pokhara à la nuit tombante. Moi et mon compagnon d'infortune et de  sièges du fond nous félicitions d'avoir survécu à l'épreuve, et je rejoins à pied le "Kiwi Backpackers", l'hostel que j'ai réservé pour mes premiers jours ici.

A tête reposée - Pensées à froid

Je m'étais promis d'y revenir : les jours de repos à Pokhara m'ont donné le recul pour repenser à mes efforts du Langtang, et plus précisément à l'ascension finale du Tsergo Ri, dont j'avais évoqué les difficultés dans les pages précédentes. La sensation qui se dégage est celle du chapitre clos, du traumatisme non pas effacé mais digéré. Il fallut remonter sur cette imposante monture aux ruades soudaines. Pendant toute la montée vers Kyanji, je refusai les Doliprane, afin de ne pas me dissimuler à moi-même. Mieux vaut ressentir les sursauts de son corps que de les masquer. La barre des 4000 fait toujours aussi mal à la tête, peu importe l'hydratation, bien meilleure cette fois. "L'acclimatation" au Kyanji Ri fut douloureuse, éprouvante, et ne leva pas les doutes. Un des dangers, parmi tant d'autres,  est de se mettre au niveau de ceux pleins d'entrain et de soulagement, que l'on croise dans la descente.  S'écouter? Se pousser? Se dépasser? Quel équilibre choisir quand on est seul avec ses choix?

 

Mon impression persistante est celle-ci : je me suis lancé dans l'inconnu, m'interrogeant sur la pertinence d'une journée de plus à Kyanji. Ma 2e impression est celle-ci : éterniser l'attente ne pouvait être une option. J'avais accepté cette migraine comme une caution de ma lucidité.  En montagne, on souffre tout le temps, me plais-je à répéter. Il fallait donc y aller. Non pas qu'il s'agisse de la décision la plus éclairée (rationnelle? raisonnée? raisonnable?) mais celle qui me guidait. "Objectivement", cette ascension est exigeante mais n'a rien d'un exploit. Les sites spécialisés réifieraient l'effort par la sainte notation, ou un pictogramme objectivant l'effort en donnée quantifiable. Quant à moi, indifférent aux aperçus synthétiques, je vivais et allais avec mes doutes. Dans le silence de l'aube, je tentais de lover mon effort dans le creux de l'immensité. M'y faire une place, à pas feutrés, dans l'air froid.

 

Une ascension en altitude n'est pas un combat contre les forces extérieures, c'est une danse. Si la nature  a ses règles immuables, rien ne dispose les comportements humains à l'absolu. A quelques rares et notables exceptions, la radicalité est un suicide, physique ou moral. Pousser son corps à l'extrême, seul et sans filet, l'est tout autant. Ainsi allait l'humain, condamné au compromis, avec le monde et ses semblables, mas aussi et avant tout avec lui-même. Et moi, d'atteindre mon but, plein de sentiments mêlés. Le sommet n'est pas une délivrance, encore moins une absolution. Il dilue la souffrance dans un flot d'émotion que je peine encore  et toujours à décrire à l'autre: une affaire personnelle. "C'était pas si compliqué que ça!" est-on tenté de se convaincre ou mentir, emporté par l'euphorie et la satisfaction d'avoir mené sa carcasse là où la terre cède au ciel. Et la démesure himalayenne de nous rappeler au bûcher des vanités. 

  

Dictées par leurs seuls cycles depuis la nuit des temps, les lois de l'immensité terrestre subissent un coup d'Etat nommé Monde moderne, qui bouleverse le rapport de force entre l'humanité et son socle même. Si, dans son insignifiante individualité, l'être humain s'écrase devant les éléments, cette impression de force supérieure et toute puissante est désormais trompeuse. Dans son génie créatif et destructeur, Homo Sapiens avait mis le support de son existence à sa merci, et la montagne serait en première ligne. Les colosses de glace menaient leurs vies, dans le temps long des cycles terrestres et des glaciations, où les changements intervenaient en quelques dizaines de milliers d'années. Aujourd'hui, l'être humain démontait ses œuvres de fer plantées dans la montagne pendant l'essor des sports d'hiver, et mises hors d'usage par le grand coup de chaud de l'atmosphère, en à peine quelques dizaines d'années. Dans la petite montagne, des Vosges aux Pyrénées, des Alpes au Massif central, on ôtait les remontées mécaniques du paysage, plus d'une centaine au total. 

​

Sur les hauteurs de La Plagne, les glaciers mourant ne tenaient plus le poids des installations humaines, contraignant la station jadis florissante à rendre son domaine à la montagne délitée. Après des millénaires passés à le contourner, l'homme moderne avait pris possession du grand théâtre blanc au prix d'une conquête brutale, qui noierait les glaces avant d'avoir raison d'elle-même. Dans ces déserts gelés, contempler ce qui ne serait bientôt plus, changé à jamais (pour notre ère) par le passage de la comète humaine  dans le ciel de l'histoire terrestre.  Ces face-à-face ont un goût d'éphémère, qui invite l'esprit à imprimer tout ce qui se présente à lui, images comme sensations. Pas l'état de "pleine conscience" traqué par les penseurs acharnés, mais un éveil prononcé, à soi et son environnement.

​

Je suis d'une classe privilégiée pour laquelle l'hiver est la saison du paradis blanc, des bonheurs de la glisse. Pour le skieur, ou l'enfant émerveillé par le manteau immaculé tombé sous ses fenêtres pendant la nuit, la neige est joie, frisson. Pour une écrasante majorité de l'humanité, cet état d'esprit ne va pas de soi. Il arrive en bout de pyramide, lorsque les besoins sont assouvis, et que l'être humain dispose de l'inestimable loisir d'agrémenter son existence de considérations non-essentielles.  

Cette sensibilité à un monde qui se délite n'est pas une évidence, malgré l'urgence. Si tous les hommes avaient suivi, homogènes, le même cours de destinées, alors auraient-ils sans doute déjà convenu des manières de corriger le tir. Ce n'était pas le cas (eut-ce été seulement souhaitable?). Bien malgré moi, l'incontournable compromis qui dictait les rapports inter-humains paraissait alors mortifère.

 

C'était la curieuse ambivalence qui consistait à ostraciser la conservation des choses, tout en exhortant à la préservation des équilibres qui avaient permis à la Terre de développer son miracle de vie dans le néant du cosmos. Les limites d'un monde dont les avant-gardistes autoproclamés songeaient déjà à l'après-Terre, dans leur fuite effrénée vers l'avant, ou le vide. Etienne Klein, physicien brillant et pédagogue pour nous autres ignares, suggérait il y a peu que "l'humanité est terrestre ou elle n'est pas". J'y souscris pleinement, haïssant la posture d'aveuglement, qui, par confort ou orgueil, impliquait tantôt de relativiser la domination de l'homme sur son environnement, tantôt de s'en remettre au génie humain qui, après tout, a toujours su trouver une réponse aux crises. A un détail près : pour s'adapter au monde, faut-il encore qu'il y en ait un dans lequel pouvoir vivre. Loin de l'altérer, cette gravité complète la palette des émotions face à ces titans aux pieds d'argile. Paradoxalement, elle apaise aussi, avec l'impression certes égoïste mais sincère d'être là où il faut, plutôt que se projeter en vain dans des futurs incertains. 

A SUIVRE

Langtang
bottom of page