CARNETS DE ROUTE D'UN PÉRIPLE AU LONG COURS
Aix-en-Provence - Juin 2018
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J'ai failli mourir.
Voilà. J'ai imaginé toutes les manières de l'annoncer, les plus directes, les plus subtiles, mais les faits sont têtus. Dans les montagnes du Népal, là où j'avais déjà passé des semaines à traîner mon sac au milieu des plus hautes cimes, cette fois-ci, ça a mal tourné. J'étais parti pour gravir un sommet, mon premier 6000 mètres, après deux premiers passages dans la région de l'Everest, dont j'avais déjà arpenté les hauts-cols, perchés à 5500 mètres. Cette fois, je voulais passer un cap, dans une autre vallée, moins fréquentée, menant au Mera Peak, 6457m. J'en suis resté très loin.
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Le chemin pour y accéder est une montagne russe, franchissant un col perché à 4700m dès le deuxième jour de marche, avant de plonger dans la jungle puis remonter la vallée menant au camp de base. Dès le début du trek, je ne trouvais pas le sommeil, malgré des journées épuisantes. Un mal de crâne lancinant s'était installé, mais dans ces conditions, tout est taillé pour faire abstraction des désagréments.
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C'était ce que j'étais allé chercher après tout. L'inconfort qui te fait te sentir « vivant », à lutter dans des pentes insoutenables contre le grésil qui te fouette le visage, les cuisses qui brûlent et la vision troublée par l'effort. En plus, il a fait un temps de merde tous les jours, alors autant ne pas s'écouter et avancer. Voilà ce que tu te dis, et voilà le danger. L'altimètre dépasse allègrement les 4000 mètres, et dans cette zone, rien n'est anodin. C'est pas faute d'avoir été prévenu : partout dans les lodges, sur les chemins, sont expliqués les dangers du « acute altitude sickness ». Mais une fois sur place, confronté à ce dont on veut se convaincre comme des symptômes négligeables, on joue au dur. À 4300 mètres, j'arrive au lodge où je dois passer ma journée d'acclimatation. La tête fait toujours mal ? Ça va. L'appétit ne vient plus ? Ça va. Je suis nauséeux ? Ça va. Je titube quand je sors du lit ? Ça va.
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Bien entendu, ça ne va pas du tout, et il va me falloir l'assistance du patron des lieux pour finir de me le faire comprendre. Je dois redescendre, et vite. Le vendredi matin, un hélicoptère vient me chercher et me ramène à Lukla, 2600 mètres, puis à Katmandou. En vol, je suis confus, absent, perclus de douleurs un peu partout dans mon corps. Sur le tarmac, une petite voiturette m'attend. « We want you to go to the hospital ? ». Moi ? Ah bon ? Non mais franchement ça va hein. Je me laisse conduire jusqu'au ERA Health Center, en plein centre de la ville. Je titube franchement, mes appuis sont précaires. Je suis pris en charge et me retrouve avec un masque à oxygène sur la gueule, à expliquer mes symptômes au médecin en chef pendant que je subis une prise de sang. « Combien de temps je vais rester là ? ». « Au moins la nuit prochaine, peut-être deux jours ». Quoi ? Deux jours ? Mais pourquoi ? Je vais bien ! continuais-je de me mentir.
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Je passe la journée puis la soirée sur mon lit d'hôpital, à regarder le temps qui passe et les murs de ma chambre. Le lendemain à la mi-journée, le médecin m'apporte une enveloppe. Mon laisser-passer, ou laisser-partir, c'est selon. L'entête du courrier est très officielle, on dirait presque un diplôme. Je parcours les lignes, lisant le résumé de mes symptômes , puis les observations du corps médical, avec des termes se faisant plus « sérieux ».
Puis cette ligne : « The patient was admitted and treated with the final diagnosis of High Altitude Pulmonary Edema ».
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Oedème pulmonaire aigu de haute-altitude. Ces mots me glacent. Sans le savoir vraiment, je viens de subir l'accident le plus grave en montagne, première cause de décès dans ce milieu. Je suis complètement sonné, et me repasse tout le fil des dernières 48 heures. Ce matin où j'ai mis 20 minutes à tendre le bras pour mettre une chaussette. Cette toux étrange où j'avais l'impression que quelque chose flottait dans mes poumons. Cette envie d'aller au village à une heure de marche en amont parce qu'après-tout, c'est pas si loin que ça, « et puis c'est quoi 500m de plus ? ».
Le médecin vient me voir et m'explique mon cas. « Heureusement que vous êtes descendu. Sans traitement, près d'un cas sur deux est mortel ».
J'en suis passé tout près. Tout près. Et je me prends toute cette réalité dans la gueule, après coup, quand tout est fini ou presque. J'ai frôlé le gouffre sans même m'en rendre compte, et le vertige vient après.
La montagne est une de mes passions. Elle me transporte, comme elle transporte tant de personnes et tant d'amis qui chérissent sa beauté et la liberté qu'elle procure. Sans perdre la magie du lieu, je veux qu'ils prennent conscience du danger qui rôde, invisible, et qui peut frapper quiconque. J'ai commis l'erreur d'une ascension trop rapide, qui aurait pu m'être fatale. Je veux que chacun qui parcourt ces lignes sache qu'en haute-altitude, la beauté froide de la montagne ne vient pas se chercher sans précaution. Prenons le temps de l'apprivoiser. Ne courons pas contre la montre. Ne serrons pas nos calendriers. On ne peut pas bloquer « deux semaines » pour un trek en altitude comme on pose deux semaines de congé.
Je commence ma phase de récupération, qui durera le temps qu'il faut, avec un corps un peu cassé de partout qui va m'obliger à lever le pied les prochains mois. À tous les autres, ne faites pas de même. Si le cœur vous en dit, continuez à vous mettre la tête dans les nuages. Mais ne nous y perdons pas, ce serait trop bête.
Chaff.
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